14 décembre 1841
LYON m’a frappée comme par le passé (c’est la cinquième fois que j’y viens) par sa position originale et pittoresque, mais j’y ai trouvé un changement fâcheux, depuis quinze ans que j’y étais venue pour la dernière fois : c’est que l’énorme quantité des machines à vapeur qui s’y sont accumulées et l’usage du charbon de terre ont noirci tous les édifices ; le brouillard de la saison est teint en noir, précisément comme à LONDRES, de sorte qu’à la couleur générale et à l’odeur j’ai eu peine à comprendre que je n’étais pas en ANGLETERRE. LYON a beaucoup perdu par là et même la jolie place BELLECOUR me semble, depuis qu’elle rest d’un brun gris, ne plus justifier sa réputation.
La pollution a nettement régressé depuis, de quoi se plaint-on !
Ces lignes sont extraites des “Souvenirs et Chroniques de la Duchesse de Dino, Princesse Dorothée de Courlande, successivement Comtesse de Périgord, Duchesse de Dino, de Talleyrand et de Sagan. Nous sommes loin des lettres cucul-la-praline qui seront vite oubliées de François Mitterrand qu’on affecte de considérer comme un écrivain de la même catégorie que Jacques Chardonne, chacun ses admirations, après tout des goûts et des couleurs….
Quelle impression faisait-elle à ses contemporains ?:
Jeune d’après Charles de Rémusat :
c’était ce que les femmes appellent vulgairement “un pruneau” (Marie de Mancini le grand amour de jeunesse de Louis quatorzième du nom était aussi qualifiée de pruneau) : elle était excessivement maigre et chétive. Sa figure toute petite, tendue, grimacière, ne laissait voir d’agréables que de grands yeux et de belles dents.”
En 1858, bien plus tard d'après François Guizot : “ toujours belle, toujours le regard et les attraits de Circé. Et l’esprit aussi entier et animé que le corps.”
La Duchesse de Dino, véritable écrivain et non écri-vaine porte des jugements sûrement lucides sur les gens de lettres de son temps.
Sagan, 16 décembre 1849.
Chateaubriand est mort et enterré : son commentaire :
Ô vanité de la vanité ! J’espère pour ce “héros de la vanité”, qu’il en a demandé sérieusement pardon à DIEU, avant de se faire porter sur le rocher de SAINT-MALO que sa vanité avait choisi pour dernière demeure ; car à défaut de pouvoir choisir son berceau, qu’il eût, sans doute, placé dans un nid d’aigle, il a eu soin de faire de sa tombe un pèlerinage pittoresque !
Mais qui nous dit qu’attaché sur ce rocher, il n’y est pas rongé par le vautour de la conscience ? Je ne veux pas nier que mon pauvre oncle (Talleyrand) ait été un grand pécheur, mais j’aimerais mieux sa faible conscience devant le Jugement Éternel, que cette autre conscience pleine d’orgueil, de malice, de fiel et d’envie, dont la révélation nous permet à tous de juger et de réprouver. “
Rochecotte, 28 novembre 1836.
Balzac : quel hôte déplaisant et importun !
M. de Balzac qui est un tourangeau est venu dans la contrée pour y acheter une petite propriété. Il s’est fait amener ici par un de mes voisins. Malheureusement, il faisait un temps horrible, ce qui m’a obligé à le retenir à dîner.
J’ai été polie, mais très réservée. Je crains horriblement tous les publicistes, gens de lettres, faiseurs d’articles ; j’ai tourné ma langue sept fois dans ma bouche avant de proférer un mot, et j’ai été ravie quand il a été parti.
D’ailleurs il ne m’a pas plu. Il est vulgaire de figure, de ton,et, je crois de sentiments ; sans doute il a de l’esprit, mais il est sans verve ni facilité dans la conversation. Ily est même très lourd ; il nous a tous examinés et observés de la manière la plus minutieuse, M de Talleyrand surtout.
Berlin, 16 octobre 1843.
Nous possédons ici l’agréable Balzac qui revient de Russie, dont il parle aussi mal que M de Custine, mais il n’écrira pas un voyage ad hoc ; il prépare seulement des Scènes de la Vie militaire, dont plusieurs actes se passeront, je crois en Russie. Il est lourd et commun. Je l’avais déjà vu en France ; il m’avait laissé une impression désagréable qui s’est fortifiée.
Les contemporains comme les biographes peuvent certes faire des réflexion sur la beauté, celle du visage, celle de l’âme, celle de l’oeuvre et sur le lien entre les trois mais avec le filtre du temps Balzac et Chateaubriand quels écrivains !
La Duchesse de Dino comme Germaine de Staël, Dorothée de Lieven et la Baronne de Krüdener mêlèrent, toutes quatre la politique à leur vie sentimentale qui fut ardente, et brillèrent au firmament de la plus haute société, croisant souvent la grande Histoire, l’infléchissant quelquefois.
Rappelons que la Duchesse de Dino fut la seule femme de la délégation française conduite par Talleyrand au Congrès de Vienne et où elle y tint le rôle de maîtresse de maison et plus tard joua le même rôle au début du règne de Louis-Philippe à l’ambassade d’Angleterre auprès de Talleyrand.